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L'AGU faisait partie de la Gang and Opérations Support Division, d'où partaient bon nombre d'enquêtes en plongée. Voilà pourquoi elle était hébergée dans un bâtiment sans signes distinctifs situé à quelques rues du Police Administration Building. Bosch décida de s'y rendre à pied : il aurait mis plus de temps à sortir sa voiture du garage, à se battre avec la circulation et à trouver un autre endroit où se garer, et il le savait. Il arriva devant la porte de l'AGU à huit heures trente et appuya sur le bouton de l'interphone, mais personne ne lui répondit. Il sortit son portable et était prêt à appeler l'inspecteur Chu lorsqu'une voix qu'il connaissait se fit entendre dans son dos.
-Bonjour, inspecteur Bosch. Je ne m'attendais pas à vous voir ici.
Bosch se retourna. C'était Chu qui arrivait avec sa mallette.
- Super, votre emploi du temps, répondit Bosch.
- Oui, on aime bien bosser léger.
Bosch s'effaça pour que Chu puisse ouvrir la porte avec sa carte-clé.
- Entrez donc.
Chu le conduisit jusqu'à une petite salle des inspecteurs avec une douzaine de bureaux, plus celui du lieutenant sur la droite. Chu passa derrière un de ces bureaux et posa sa mallette par terre.
- Que puis-je faire pour vous ? demanda-t-il. J'avais déjà prévu de passer aux Vols et Homicides à dix heures, à l'arrivée de Mme Li.
Il se mit en devoir de s'asseoir, mais Bosch resta debout.
- J'ai quelque chose que j'aimerais vous montrer, dit ce dernier. Vous avez une salle pour
l’audiovisuel ?
- Oui, par ici.
L'AGU disposait de quatre pièces réservées aux interrogatoires, toutes situées derrière la salle des inspecteurs. Convertie en cellule pour l'audiovisuel, l'une d'elles était équipée de la tour standard à roulettes - poste de télévision et lecteur de DVD. Mais Bosch vit aussi qu'en plus il y avait une imprimante d'images virtuelles, matériel dont ne disposaient pas encore les Vols et Homicides.
Bosch tendit le DVD de Fortune Liquors à Chu, qui le glissa dans le lecteur. Bosch prit ensuite la télécommande et mit en avance rapide jusqu'à la marque « 15 heures » en haut de l'écran.
- J'aimerais que vous regardiez de près le type qui arrive, dit-il. Chu regarda sans rien dire l'Asiatique entrer dans le magasin, acheter une bière et une cartouche de cigarettes, et toucher son gros retour sur investissement.
- C'est tout ? demanda-t-il après le départ du client.
- C'est tout.
- On peut le repasser ?
- Bien sûr.
Bosch repassa cette séquence de deux minutes, puis figea l'image au moment où le client se détournait du comptoir pour partir. Puis il joua avec l'appareil et, en avançant très légèrement plusieurs fois, il arriva enfin sur la meilleure image qu'on pouvait avoir du bonhomme au moment où il tournait la tête.
- Vous le connaissez ? demanda-t-il.
- Non, bien sûr que non.
- Qu'est-ce que vous avez vu ?
- Bien évidemment, le paiement d'une espèce de rançon. Il a reçu bien plus d'argent qu'il n'en a donné.
-Voilà, 216 dollars en plus de ses 20. On a compté. Bosch vit Chu hausser les sourcils.
- Qu'est-ce que ça veut dire ?
- Eh bien, ça veut probablement dire que ce type est membre d'une triade, répondit Chu d'un ton neutre.
Bosch acquiesça. Il n'avait jamais enquêté sur un meurtre des triades, mais il savait que les sociétés secrètes chinoises avaient depuis longtemps franchi le Pacifique et opéraient maintenant dans la plupart des grandes villes américaines. Avec sa forte population chinoise, Los Angeles en était un des bastions, tout comme San Francisco, New York et Houston.
-Qu'est-ce qui vous fait dire que le type appartient à une triade ? demanda-t-il.
- Vous m'avez bien dit que la rançon était de 216 dollars, non ? -C'est exact. Li lui a rendu son billet. Il lui a aussi donné dix
billets de 20, un de 10, un de 5 et un de 1. Qu'est-ce que ça signifie ?
- Les triades se font payer chaque semaine la protection qu'elles offrent aux petits commerçants qui la sollicitent. Ces paiements sont en général de 108 dollars. Et, bien sûr, 216 en est un multiple. Deux fois la somme.
- Pourquoi 108 dollars ? Ce serait une taxe par-dessus l'impôt ? Elles donnent les 8 dollars de plus à l'État ?
Chuck n'entendit pas le sarcasme dans la voix de Bosch et lui répondit comme s'il faisait la leçon à un enfant :
-Non, inspecteur, ce nombre n'a absolument rien à voir avec ça. Permettez que je vous donne une petite leçon d'histoire pour que vous compreniez de quoi il retourne, enfin... j'espère.
- Je vous en prie.
-La création des triades remonte au dix-septième siècle. Il y avait cent treize moines au monastère de Shaolin. Des bouddhistes. Les envahisseurs mandchous ont attaqué le monastère et tué tous les moines, sauf cinq. Ces cinq moines qui restaient ont alors créé des sociétés secrètes dont le but était de chasser les envahisseurs. Les triades étaient nées. Mais, au fil des siècles, elles ont évolué. Elles ont laissé tomber la politique et le patriotisme, et sont devenues des organisations criminelles. Tout à fait comme les mafias italienne et russe, elles pratiquent l'extorsion et le racket de la
protection. Pour honorer les fantômes des moines massacrés, le montant de ces paiements est en général un multiple de 108.
- Mais ces moines, il en est resté cinq, pas trois. Pourquoi leur donne-t-on le nom de triades ?
- Parce que chacun de ces moines a lancé sa triade. Tian di hui, ce qui veut dire « société de la terre et des deux ». Tous ces groupes avaient un drapeau en forme de triangle pour symboliser la relation entre le ciel, la terre et l'homme. C'est de là qu'est partie l'appellation « triade ».
- Génial. Et ils ont apporté ça ici.
- Les triades sont ici depuis très longtemps. Mais M. Li était croyant. Avez-vous vu l'autel bouddhiste dans la resserre hier ?
-Non, j'ai raté ça.
-Il y était et j'en ai parlé avec sa femme. M. Li était d'une grande spiritualité. Il croyait aux fantômes. Pour lui, payer les triades pouvait très bien être une manière d'offrande à un fantôme. Ou à un ancêtre. C'est que, voyez-vous, inspecteur Bosch, vous êtes quelqu'un qui considère tout ça du dehors. Si vous saviez depuis votre enfance qu'une partie de votre argent doit aller aux triades aussi naturellement qu'ici elle va aux impôts, vous ne vous prendriez pas pour une victime. Ce serait simplement une donnée de base, quelque chose qui fait partie de l'existence.
- Sauf que le Trésor ne vous colle pas trois balles dans la poitrine si vous ne payez pas.
- Qu'est-ce que vous croyez ? Que M. Li a été assassiné par ce type ou par les triades ? lui demanda Chu d'un ton presque indigné en lui montrant le bonhomme sur l'écran.
- Ce que je crois, c'est que pour l'instant il s'agit de la meilleure piste qu'on ait, lui renvoya Bosch.
- Et celle qu'on a trouvée en parlant à Mme Li ? Le petit gangster qui a menacé son mari samedi dernier...
- Il y a trop de choses qui ne collent pas, dit Bosch en hochant la tête. Je suis toujours d'avis de lui montrer nos trombinoscopes pour qu'elle nous l'identifie, mais je pense qu'on pédale dans la semoule.
-Je ne comprends pas. Il a bien dit qu'il reviendrait le tuer, non?
-Non, il a dit qu'il reviendrait et qu'il lui exploserait la tête. Et M. Li a reçu des balles dans la poitrine. Le mobile n'est pas la rage, inspecteur Chu. Ça ne colle pas. Mais ne vous inquiétez pas, on vérifiera, même si c'est une perte de temps.
Il attendit que Chu réagisse, mais le jeune inspecteur ne bougea pas. Bosch montra l'heure portée à l'écran.
- Li a été tué à la même heure et le même jour de la semaine. Il faut donc se dire qu'il payait de manière régulière. Ce type était là quand Li a été tué. Pour moi, ça fait de lui un bien meilleur suspect.
La salle d'interrogatoire était très petite et ils avaient laissé la porte ouverte. Bosch la referma, puis se retourna vers Chu.
- Bien. Dites-moi donc que vous n'aviez pas la moindre idée de tout ça hier.
- Évidemment.
- Mme Li ne vous a rien dit sur des sommes versées à la triade du coin ?
Chu se raidit. Il était bien plus petit que Bosch, mais sa posture suggéra qu'il était prêt à se battre.
- Qu'est-ce que vous insinuez ?
- Ce que j'insinue, c'est que c'est votre univers et que vous auriez dû me dire tout ça avant. Que je ne l'ai découvert que par accident. Que Li avait gardé ce disque parce qu'il y avait un voleur à la tire dessus. Et pas à cause de la rançon.
Déjà ils se défiaient, debout à moins de cinquante centimètres l'un de l'autre.
-C'est qu'hier je n'avais rien qui me le suggère, dit Chu. C'était pour traduire qu'on m'avait appelé. Vous ne m'avez jamais demandé mon opinion sur autre chose. Vous m'avez tenu délibérément à l'écart. Peut-être que si vous m'aviez inclus dans l'enquête, j'aurais vu ou entendu quelque chose.
- Des conneries, tout ça. On ne vous a pas donné une formation d'inspecteur pour rester planté là à sucer votre pouce ! Pas besoin d'y être invité pour poser des questions !
-Avec vous, j'ai plutôt eu l'impression que si.
- Ce qui voudrait dire ?
-Que je vous ai observé, Bosch. Que j'ai vu comment vous traitiez Mme Li, son fils... et moi.
- Ah, ça y est.
- On dit quoi ? Le Vietnam ? Vous avez servi au Vietnam, c'est ça?
-Ne faites pas semblant de croire que vous me connaissez, Chu!
- Je sais ce que je vois et connais. Je ne suis pas originaire du Vietnam, inspecteur. Je suis Américain. Né ici même, comme vous.
- Écoutez, on pourrait pas laisser tomber tout ça et reprendre le dossier ?
- Comme vous voulez. C'est vous le patron.
Chu mit les mains sur ses hanches et se retourna vers l'écran. Bosch, lui, essaya de se calmer. Il devait bien reconnaître que Chu n'avait pas tort. Et se sentait très gêné qu'on le prenne aussi facilement pour quelqu'un revenu du Vietnam avec des préjugés racistes.
- Bon, d'accord, dit-il. J'ai peut-être commis une erreur en vous traitant comme je l'ai fait hier. Je m'excuse. Mais maintenant vous êtes dans l'enquête et j'ai besoin de savoir ce que vous savez. Et on ne laisse rien dans l'ombre.
Ce fut au tour de Chu de se détendre.
- Je vous ai tout dit. La seule autre chose à laquelle je pense est cette somme de 216 dollars.
-Et... ?
- C'est le double. Comme si M. Li n'avait pas payé une semaine. Peut-être avait-il des difficultés financières. Son fils nous a dit que les affaires marchaient mal.
- Et ce serait ça qui l'aurait fait tuer ?
Bosch montra de nouveau l'écran du doigt et ajouta :
- Vous pourriez me faire un tirage papier de ce plan ?
- J'aimerais bien en avoir un, moi aussi.
Chu gagna l'imprimante et appuya deux fois sur un bouton. Deux tirages montrant l'homme en train de se détourner du comptoir sortirent vite de l'appareil.
- Vous avez des trombinoscopes ? reprit Bosch. Des fiches de renseignements ?
- Bien sûr. Je vais essayer de l'identifier. Je vais me renseigner.
- Je ne veux pas qu'il sache qu'on l'a dans le collimateur.
- Merci, inspecteur. Mais ça, je m'en doutais.
Bosch ne réagit pas. Il venait de faire une autre boulette. Il avait du mal à se conduire comme il fallait avec Chu. Il se trouvait incapable de lui faire confiance, alors que Chu portait le même écusson que lui.
- J'aimerais aussi avoir un tirage de son tatouage, ajouta Chu.
- Quel tatouage ? demanda Bosch.
Chu s'empara de la télécommande et appuya sur la touche rewind. Et finit par figer l'image au moment même où le type tendait la main gauche pour prendre l'argent de Li. Avec son doigt, Chu montra ensuite une forme à peine visible sur la face interne du bras du bonhomme. Il avait raison. C'était bien un tatouage, mais les traits en étaient si fins dans le grain de l'image que Bosch les avait totalement ratés.
- Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il.
- On dirait la forme d'un couteau. Et que c'est un tatouage qu'il s'est fait lui-même.
- Il a été en prison.
Chu appuya sur le bouton pour obtenir des tirages papier de l'image.
- Non, en général, ces tatouages, on se les fait sur le bateau. Pendant la traversée.
- Et ça vous dit quoi ?
- En chinois, un couteau se dit kim. Il y a au moins trois triades Présentes en Californie du Sud avec ce nom. La Yee Kim, la Sai
Kim et la Yung Kim. Ce qui signifie « le Couteau vertueux », « le Couteau de l'Ouest » et « le Couteau de la bravoure ». Ce sont des filiales d'une triade de Hong Kong, la 14 K. Très forte et très puissante.
- Ici ou là-bas ?
- Dans les deux pays.
-La 14 K, comme quatorze carats ?
-Non, en chinois le nombre 14 porte malheur. Ça ressemble beaucoup au mot « mort ». Et K, c'est comme dans kill.
Par sa fille et à cause de ses fréquents voyages à Hong Kong, Bosch savait que toute permutation du chiffre 4 était considérée comme portant malheur. Sa fille vivait avec son ex dans une tour en copropriété où aucun étage ne portait le numéro 14. Le quatrième était marqué P (comme « parking »), le quatorzième disparaissant comme le treizième dans bon nombre de pays occidentaux. Les vrais quatorzième et vingt-quatrième étages étaient occupés par des anglophones qui n'avaient pas les mêmes superstitions que les Hans - autrement dit, les Chinois.
Bosch montra l'écran.
- Vous pensez donc que ce type pourrait appartenir à un sous-groupe de la 14 K ?
- Peut-être, oui, répondit Chu. Je vais commencer à me renseigner dès votre départ.
Bosch le regarda et tenta de déchiffrer son regard. Il pensait avoir compris le message. Chu voulait qu'il dégage pour pouvoir commencer à travailler. Bosch gagna le lecteur de DVD, en sortit le disque et le prit.
- On reste en contact, dit-il.
- Absolument, lui renvoya sèchement Chu.
- Dès que vous avez quelque chose, vous me le donnez.
- Je comprends, inspecteur. Parfaitement.
- Bien, on se retrouve à dix heures avec Mme Li et son fils. Sur quoi il ouvrit la porte et quitta la petite salle.